Cinéastes, plasticiennes, théoriciennes d’origine grecque, installées à Paris à compter de 1975, Klonaris/Thomadaki cosignent une œuvre pluridisciplinaire qui a acquis une reconnaissance internationale (MoMA, New York, Centre Pompidou, Tate Modern, National Gallery of Art Washington, Cinémathèque française, British Film Institute, et bien d’autres). Depuis la disparition soudaine de Maria Klonaris le 13 janvier 2014, Katerina Thomadaki poursuit leur œuvre commune. Plus d’informations sur klonaris-thomadaki.net
Le cinéma de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki est d’abord un cinéma de rébellion. Au milieu des années 1970, à une époque où la scène expérimentale était dominée par un cinéma formel et souvent non figuratif, ces deux figures majeures de l’avant-garde cinématographique pratiquent et théorisent ce qu’elles nomment le Cinéma corporel en faisant du corps de l’identité féminine un lieu d’exploration plastique et politique. Entre leurs mains, le cinéma devient un instrument puissant pour subvertir l’imaginaire patriarcal occidental et déstabiliser les normes du corps de ses représentations.
Dans leurs premiers films et œuvres de cinéma élargi, la réinvention du corps et du désir féminin passe par l’autoreprésentation et la mise en images de l’inconscient à travers des rituels mystérieux, non codifiés, mais profondément imprégnés d’un imaginaire mythique transculturel, nourri par la Grèce et l’Egypte antiques, mais aussi par les cultures orientales, africaines et amérindiennes. Par la suite, Klonaris/Thomadaki transgressent les limites de l’identité sexuelle par la figuration de corps hors normes – « dissidents », disent-elles – comme ceux de l’hermaphrodite ou de l’Ange intersexuel. En déployant la puissance symbolique de ces figures dans des installations et œuvres multimédia elles-mêmes hybrides et protéiformes, les artistes donnent corps à une pensée radicale et anticipatrice sur le genre et la transsexualité. Pour Klonaris/Thomadaki, la subversion des systèmes symboliques dominants est inséparable d’une remise en question fondamentale des usages conventionnels du médium cinématographique : elles reconfigurent les relations entre « filmante » et personne filmée, réinventent le cinéma comme une expérience corporelle faisant appel à tous les sens et non seulement à la vision, croisent les médiums artistiques et étendent l’image au-delà du cadre de l’écran. Là où le cinéma commercial assigne une place déterminée au spectateur, les films non narratifs des deux artistes sollicitent, de sa part, un engagement radicalement autre, impliquant de se laisser transformer par le pouvoir quasi hypnotique des images.
Leur cinéma est aussi celui d’une éthique de la relation. Elaborée par un « double auteur femme », leur œuvre trouve son origine et son fondement conceptuel dans l’exploration du rapport entre deux subjectivités, dans le « dialogue secret » qui s’établit entre deux corps, entre deux imaginaires. De ce dialogue qui transforme le film en un espace intercorporel naît l’un des enjeux qui traversent toute l’œuvre de Klonaris/Thomadaki : celui de rompre avec les systèmes binaires et d’ouvrir des territoires intermédiaires entre soi et l’autre, mais aussi entre réalité et imaginaire, cors et univers mental, masculin et féminin, cultures occidentales et non occidentales, microcosme et macrocosme.
A la croisée du cinéma expérimental, du théâtre et des arts plastiques, l’art de Klonaris/Thomadaki a préfiguré, et même influencé, certaines des grandes tendances qui ont transformé ces différents champs artistiques : la revalorisation du corps dans l’expérience du spectateur, l’omniprésence du « cinéma d’exposition », la transdisciplinarité et l’hybridation des médias, pour n’en citer que quelques-unes.
Maud Jacquin (Nous remercions le Jeu de Paume pour ces informations)